Les pompiers
Parfum emblème :
Carnet de bal
de Révillon
Lorsque j’ai décidé de mettre par écrit les petites anecdotes qui ont ponctué ma vie, il m’est paru comme une évidence que la première à raconter serait celle des pompiers. C’est un évènement qui a marqué ma jeunesse, non pas par ses répercutions, mais surtout par son coté cocasse et la notoriété qu’il a valu à ma mère. Pour emblème de cette histoire j’aurais pu choisir Flamme de Lancôme mais j’ai plutôt choisi Carnet de bal de Réveillon. Le parfum que portait maman lorsqu’elle était jeune car c’est en pensant à elle que j’ai écrit ce texte.
Carnet de Bal est un parfum chypré floral lancé en 1937 par la maison Révillon. Il a été créé par Maurice Shaller et son nom s’inspire du film éponyme réalisé par Julien Duvivier la même année.
Il possède une composition riche et sophistiquée avec des notes de tête agrumes (citron, lime, mandarine), camomille et fruits, des notes de cœur cyclamen, rose, lys, jasmin, ylang-ylang et pêche et des notes de fond ambre, patchouli, mousse de chêne, vanille, civette et musc. Il est souvent décrit comme intense et opulent, avec une profondeur qui évoque les bals masqués et l’élégance d’une époque révolue.
Durée de lecture : 13 mn
Maman a toujours été une conteuse d’histoires. Pas des histoires à faire pleurer mais des histoires à faire rire car elle aimait avoir des gens heureux autour d’elle. Sa plus célèbre histoire, celle pour laquelle les gens l’acclamaient et la suppliaient de la leur raconter, c’était celle des pompiers. Elle est incroyable mais vraie. Maman aimait nous la raconter surtout lors de ses mémorables couscous où nous étions souvent plus de vingt, plus tassés et serrés qu’assis autour d’une table. Qu’ils soient organisés pour la famille, ses amis ou ceux de ses enfants, c’était chaque fois une fête et des moments mémorables à partager. Il était hors de question de finir un repas sans qu’on l’acclamât et lui réclama cette histoire. Elle n’était jamais assise lorsqu’elle attaquait « Les pompiers » car il fallait qu’elle mime la situation et qu’elle nous la fasse vivre comme si nous y étions. Elle en rajoutait bien sûr, mais le fond reposait toujours sur une vérité avérée.
Cette histoire des pompiers a eu lieu à cause de moi et j’adorais l’entendre s’amplifier à chaque fois, même si j’en prenais souvent pour mon compte devant tout ce monde hilare devant leur assiette.
A l’époque, en 1970, j’avais sept ans. Nous vivions aux Bosquets, cité de la ville de Montfermeil dans le 93. Comme toutes les cités elle était flanquée de grandes barres qui hébergeaient une population très cosmopolite. Mais à la différence d’aujourd’hui les gens savaient y vivre ensemble et n’y étaient pas malheureux.
Mon père était décédé quatre ans plus tôt et nous vivions maman, mes deux frères et moi dans un appartement de quatre pièces situé dans un rez-de-chaussée surélevé d’un bâtiment de quatre étages. Ce point est important pour l’histoire, notez-le. Maman cumulant plusieurs emplois pour arriver à nous faire vivre, j’avais chaque jour une dame qui venait me prendre à l’école, m’amenait chez elle pour le gouter et j’y restais jusqu’à ce qu’elle vienne me chercher. Ce jour-là, Madame Chau Chau (dans ma tête de petite fille son nom s’écrivait comme cela), une française mariée à un vietnamien qui travaillait chez Darty, le tout premier de la marque créé à Bondy, avait fait pour gouter un gros gâteau au chocolat. Et comme j’ai toujours aimé les gâteaux, j’en avais pris un bon morceau.
Mais le soir, en revenant chez moi on m’apprit que mon frère Jean, âgé de huit ans de plus que moi, avait lui aussi fait un gâteau au chocolat. Bien entendu je ne me fis pas prier pour y gouter aussi. Mais petite j’étais très fluette et fragile de l’estomac et ce qui devait arriver, arriva.
A l’époque, n’ayant pas de chambre à moi, je dormais avec ma mère. Aux alentours de minuit, j’ouvrais les yeux en ressentant une forte douleur au ventre et comme elle ne passait pas et qu’au contraire elle allait en s’empirant de minute en minute, je me retournais et agitais le bras de ma mère pour la réveiller. A peine levée je lui expliquais ce qui m’arrivait et dès qu’elle vit mon visage crispé et ma main sur le ventre elle avait décrété, ni une ni deux, que j’avais forcément une crise d’appendicite !
Sa première réaction fut de se précipiter dans la chambre de mon frère ainé pour le réveiller immédiatement en poussant de hauts cris. Richard, âgé de dix-sept ans était en première année de médecine. C’est très jeune en effet mais il était très précoce. Cependant pour ma mère il était déjà équivalent aux plus grands des médecins. Les mères ont souvent du mal à voir leur progéniture avec des yeux objectifs, et la mienne était particulièrement douée sur ce point. Nous étions tous les trois la huitième, neuvième et dixième merveille du monde. Et cela n’a pas bougé même en grandissant.
Après une visite rapide de mon frère qui aurait bien été incapable de voir la différence entre une indigestion et une crise d’appendicite, maman s’est ruée sur le téléphone pour appeler un médecin. Après plusieurs essais infructueux, car à l’époque il n’était pas simple de trouver un docteur de service de nuit, il lui vint une idée qui n’était à priori pas plus bête qu’une autre et qui, espérait-elle, l’aiderait à identifier le médecin de garde ce soir-là : appeler les pompiers.
Elle décrochait à nouveau le téléphone qui se trouvait dans la salle à manger à l’entrée de l’appartement et faisait le numéro des pompiers. Au bout de quelques sonneries une standardiste décrochait.
– Bonsoir Madame, ma fille est malade et je voudrais un médecin…
– Veuillez me donner nom, prénom et adresse s’il vous plait.
Ma mère déclinait son identité et reprenait :
– Je vous appelais car ma fille est malade et je voulais juste vous demander l’adresse d’un….
– Ne vous inquiétez pas Madame, nous faisons au plus vite !
Et sans rien demander de plus, la standardiste coupait la communication.
Interloquée, maman reposait l’écouteur sur le combiné avec comme une sorte de malaise.
Elle passait rapidement prendre de mes nouvelles dans mon lit puis annonçait à mon frère qu’elle avait prévenu les pompiers et qu’ils allaient envoyer un médecin rapidement.
De mon côté, ma soi-disant appendicite ayant pour véritable nom « indigestion », je me levais en catastrophe de mon lit pour évacuer la totalité de mes deux gâteaux au chocolat dans les toilettes. Ce qui fait qu’après ça je me sentais beaucoup mieux et remontait dans mon lit pour me rendormir.
Maman avait rejoint mon frère dans sa chambre et tous deux attendaient la venue inespérée du docteur. Quand soudain, de loin en loin le silence de la nuit laissait place à un son reconnaissable entre tous. Celui d’une sirène à deux tons, celle des pompiers !
La chambre de mon frère avait une grande baie vitrée qui donnait sur la façade avant de l’immeuble. Chaque soir il descendait un store à manivelle pour se cacher du regard des autres. Lui et ma mère se levèrent doucement, s’approchèrent de la fenêtre, donnèrent lentement un tour et jetèrent un coup d’œil dehors. Juste comme ça, par curiosité. Mais le son persistait, même mieux il se rapprochait. Maman lâcha tout. Les deux se regardèrent sans dire un mot, essayant de repousser la sourde angoisse qu’ils sentaient monter en eux. Mais au bout de quelques instants, la sirène se rapprochant irrémédiablement, un vent de panique commença à arriver. Chacun peut avoir des réactions différentes dans ce genre de situation. Ma mère se mit à crier et s’exciter mais mon frère parti d’un fou rire nerveux. Quand le bruit de la sirène se fit suffisamment intense pour qu’ils comprennent que le camion était devant chez nous, la curiosité l’emporta et à nouveau ils remontèrent le store pour savoir à quoi ils avaient à faire.
Un neuf tonnes ! Tout équipé de sa grande échelle, de ses énormes tuyaux et remplis d’hommes du feu qui commençaient à en descendre. Ma mère affolée se mit à courir d’un bout à l’autre du couloir en criant.
– Mais ils n’ont rien compris !! j’avais pourtant dit que je voulais juste un médecin, mais c’est pas possible !! On fait quoi ?
Mon frère n’eu pas le temps de répondre qu’un grand coup tapé sur la porte fit résonner toute la maison.
Maman se précipita pour ouvrir l’angoisse au ventre.
– Vous êtes bien Madame D… ? C’est bien vous qui avez appelé notre numéro d’urgence il y a moins de quinze minutes ?
– Oui c’est bien moi mais…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Décidemment les pompiers étaient du genre pressé. Le colosse vêtu de noir avec un casque doré qui lui faisait face la repoussa fortement, ouvrit la porte en grand et se planta à côté. Maman eu juste le temps de s’écarter les yeux ahuris.
– APPORTEZ LES GRAPPINS, APPORTEZ LES COUVERTURES !!
fit-il en élevant la voix et avec de grands gestes pour ses collègues qui attendaient dehors.
– Mais monsieur…, fit-elle d’une voix étranglée.
– Madame, où se trouve la fontaine ? Continua-t-il à dire sans la regarder.
– Quelle fontaine ? Fit maman de plus en plus affolée.
– L’arrivée d’eau pour raccorder nos lances.
– Mais…
Pendant qu’il échangeait avec maman les pompiers défilaient devant elle au pas de trot, transportant leur matériel.
– Un homme devant chaque porte ! Commanda-t-il.
Je fais ici un aparté afin de vous familiariser un peu avec la configuration de l’appartement. Situé sur un rez-de-chaussée surélevé il était constitué d’un très long couloir qui faisait face à la porte d’entrée et qui distribuait les pièces suivantes en partant de la porte : à droite, donnant sur la façade de l’immeuble, la cuisine, les toilettes, la chambre de mon frère Richard, la chambre de ma mère où je dormais ; à gauche le salon – salle à manger, une chambre servant de dépôt de tout et n’importe quoi et accessoirement de chambre d’amis et la chambre de mon frère Jean qui à cette heure-là dormait tranquillement. A l’extrémité du couloir, faisant face à la porte d’entrée il y avait un petit débarras.
Il faut imaginer tous ces pompiers vêtus de noir et d’un casque argent courir d’un même pas le long du couloir qui traversait l’appartement puis prendre la pose devant chacune des pièces.
– Madame, continuait l’homme au casque d’or, surement le chef, où se trouve le feu ?
– Mais….mais monsieur le pompier il n’y a pas de feu !!!
– Comment ça pas de feu ? Dit-il en lâchant la porte.
Cette fois-ci elle avait réussi à attirer son attention.
– Vous n’êtes pas Madame D… habitant bâtiment 8, escalier 4 aux Bosquets ?
– Oui c’est bien moi ! Mais quand je vous ai téléphoné j’ai pourtant bien précisé que je désirais un docteur car j’ai ma fille qui est malade. Votre standardiste a raccroché avant même que je ne m’explique.
C’est à partir de ce moment que la situation a commencé à se déstabiliser en même temps que le visage du pompier chef se décomposait.
– Donc il n’y a pas de feu ?
– Non !
– Et votre fille est malade ?!
– Mais puisque je vous le dis ! Il me faudrait un médecin, je vous en prie !!
Le pompier prit enfin quelques instants pour regarder autour de lui, sentir l’atmosphère et comprendre qu’en effet il n’y avait pas la moindre odeur de brulé.
– Venez Madame, fit-il en lâchant enfin la porte. Expliquez-moi tout ça.
Ils s’assirent tous deux à la table de la salle à manger et ma mère pu enfin lui expliquer en détails le pourquoi de son appel. Le pompier en chef comprenant la méprise malheureuse de cette histoire joignit alors rapidement le central et demanda une intervention rapide d’un médecin de garde.
Cette aventure aurait pu s’arrêter là mais cela aurait été bien trop simple.
Ils attendaient la venue du docteur, lorsque soudain une autre sirène à deux tons, plus rapide et plus aigüe, se fit entendre au loin. Mais à la vitesse ou elle se rapprochait on avait une petite idée de sa destination. A nouveau ma mère et mon frère se précipitèrent derrière les persiennes pour regarder à quelle catastrophe ils allaient encore être confrontés. Lorsqu’une camionnette de police se gara devant chez nous toutes sirènes hurlantes, la panique les saisie à nouveau. A l’époque, le protocole voulait que tout déplacement de pompiers enclenchât automatiquement le déplacement d’une équipe de la police. Ceux-ci faisant une ronde dans la cité ils s’étaient automatiquement dirigés vers le lieu de l’intervention.
La porte était toujours ouverte lorsque que le groupe de policiers en uniforme apparu sur le palier. Le responsable frappa pour la forme puis se présenta à ma mère comme étant le brigadier-chef de l’équipe d’intervention. Bredouillant et s’excusant, maman lui fit pars de l’erreur de son appel et lui expliqua que sa petite fille était malade et qu’elle n’avait jamais envisagé de faire venir les pompiers chez elle. Le policier, mécontent, annonça qu’il fallait faire un constat pour effectuer une déclaration d’incident. Maman, mon frère et le policier s’assirent autour de la table de la salle à manger. Le brigadier-chef sortit son carnet et commença à prendre des notes.
– Vous êtes Madame… ?
Maman déclina à nouveau son identité et son adresse.
– Vous êtes la grand-mère ?
– Mais non monsieur, répondit maman choquée, je suis la mère !
– Et vous ? Fit-il en se tournant vers mon frère, vous êtes le père ?
Il était minuit bien passé et les esprits n’étaient plus aussi clairs qu’ils auraient dû l’être.
– Non monsieur, répondit-il, je suis le frère.
– Mais où est le père alors ?
Depuis que maman avait ouvert la porte d’entrée au chef des pompiers, celle-ci était restée ouverte à tout va et à tout vent. Chacun entrait et sortait à loisir. C’est donc pile à ce moment là que le médecin, ce fameux médecin que tout le monde attendait fit son entrée. Se retournant vers le nouvel arrivant, le brigadier-chef s’exclama :
– Et vous qui êtes-vous ?
– Je suis médecin.
– Mais si vous êtes médecin mon vieux, vous n’avez qu’à soigner votre fille !
Il fallu beaucoup de diplomatie et de déférence à maman pour mettre au clair la situation et finir ce constat.
Nous habitions un immeuble de quatre étages et nous avions de nombreux voisins amis ou pas, connus ou pas. Mais voir débarquer en pleine nuit un camion de pompiers et la police avait évidemment réveillé tout ce beau monde. L’instant de panique étant passé, petit à petit ils étaient descendus et la porte étant ouverte, la curiosité l’avait emportée, ils étaient venus voir ce qu’il se passait. Pendant que maman expliquait la situation à la police, les voisins, qui en pyjamas, qui en robe de chambre ou en chemise de nuit, se baladaient dans la maison, regardaient partout.
Toujours au fond de mon lit, je me souviendrais toujours de ces gens, dont certains que je ne connaissais même pas, en vêtements de nuit me regardant comme une bête curieuse. Puis le moment ou le chef des pompiers, j’en déduisais que c’était le chef car contrairement aux autres qui avaient un casque argent, lui avait un casque doré avec un gros écusson, se penchait vers moi pour me demander comment j’allais. J’en gardais un souvenir impressionnant.
Maman a toujours eu le sens pratique. Voyant tous ces gens déambuler chez nous, plutôt que de continuer à s’inquiéter, elle partit à la cuisine faire du café pour tout ce beau monde.
Vers deux heures du matin chacun se retira enfin laissant maman et mon frère seuls, éberlués par ce qui leur était arrivé.
De nos jours, déplacer les pompiers sans qu’il y ait une urgence absolue n’est pas sans conséquences, mais il y a plus de cinquante ans c’était autrement plus grave. La logique aurait voulu que maman se voit attribuer une amende à payer pour déplacement inutile des forces de l’ordre. C’était une femme seule, veuve avec trois enfants à élever et qui avait des difficultés à boucler les fins de mois. Une amende aurait été une nouvelle catastrophe pour elle qui avait tant de difficultés à s’en sortir. Quelques jours après cet évènement, elle reçu un appel d’un responsable de la mairie. Ayant entendu parler de l’affaire et surtout des difficultés de maman, le maire était intervenu et avait fait la demande suivante : si elle acceptait de raconter cette histoire pour le journal de la commune, aucune amende ne lui serait réclamée. Elle accepta évidemment la proposition, d’autant que c’était une merveilleuse conteuse.
Avant de finir, un dernier détail. Vous vous souvenez peut-être qu’au début de mon récit j’avais précisé que mon second frère, Jean, dormait « du sommeil du juste » (maman adorait cette expression) dans sa chambre au bout du long couloir de notre appartement. Durant la nuit il ouvrit juste un œil pendant son sommeil et voyant un pompier qui le regardait au bout de son lit il se dit « tiens, un pompier ! » et il se rendormit.
Fin

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